Toussaint Louverture (1743-1803) |
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Toussaint, d'après la tradition, serait né à Saint-Domingue, sur la plantation Bréda, au Haut-du-Cap, en 1743 (Prosper Gragnon-Lacoste, pour sa part, fixe la naissance de Toussaint au 20 mai 1746). Mais on sait fort peu de choses sur sa vie avant l'insurrection des esclaves qui dévasta le nord, au mois d'août 1791. La première partie de son existence appartient à la mythologie. On rapporte qu'il serait originaire du Dahomay (actuel Bénin): son père, de nation Arada, aurait figuré parmi les chefs qui, à l'époque, se partageaient le territoire(1). Toussaint n'était donc pas un Africain, un bossale, mais un créole. Surnommé Fatras-Bâton (2), c'était un homme de petite taille (3), malingre, exerçant malgré sa laideur de l'ascendant sur ses congénères. Homme intelligent, réfléchi, il dissimulait ses pensées et parlait peu. Il aimait les chevaux et était excellent cavalier. Sur la plantation Bréda, Toussaint aurait servi son maître, Baillon de Libertat (4), dans des conditions particulièrement privilégiées : il travaillait semble-t-il comme domestique, et non pas à la rude culture de la canne. D'aucuns affirment comme cocher (5), certains prétendent comme gardien de bétail. Un mémoire du colon de Livoy, rédigé aux environs de 1800, indique laconiquement: «Toussaint, nègre esclave (..) ayant la surveillance des animaux sur l'habitation Libertat» (cité par G. Debien, in «Les vues de deux colons de Saint-Domingue sur Toussaint Louverture», Notes d'Histoire coloniale, n° 149). Selon toute vraisemblance, il faisait partie de la minorité privilégiée des «nègres de grand'case», qui étaient au service personnel du propriétaire ou de son gérant.
Toussaint aurait été affranchi en 1776, à l'âge de 33 ans : il aurait bénéficié de la «liberté de savane», qui est un affranchissement de caractère privé, auquel on recourait fréquemment afin d'éviter les frais et les démarches administratives de l'affranchissement officiel ; mais sans que toutefois l'on sache par qui. Reçut-il sa liberté du propriétaire de la plantation, le comte de Noé? Ou de son gérant, Baillon de Libertat? On l'ignore encore. Quoi qu'il en soit, Toussaint sortit du monde servile pour entamer une carrière de colon : en 1779, son gendre (Philippe Jasmin Désir) lui loua une place ou champs d'une quainzaine d'hectares, avec les treize esclaves qui y étaient attachés. Ce qui lui permettra de constituer un pécule appréciable. Peut-être est-ce pour cette raison qu'il n'évoqua jamais ses activités d'affranchi, préférant, à toute occasion, déclarer que lui-même «avait été esclave».
Toussaint se maria-t-il une ou plusieurs fois? Combien eut-il d'enfants? On ne sait trop. Ce dont nous sommes sûr c'est qu'il épousa Suzanne Simon-Baptiste, noire, sans doute libre ou affranchie, sachant lire et écrire, déjà mère, affirme-t-on, d'un enfant métissé, Placide, avant de donner le jour à deux fils noirs, Isaac et Saint-Jean. Plus tard, au temps de son généralat en chef, Toussaint collectionnera les aventures galantes.
Selon la tradition, Toussaint ne participa pas aux premiers événements de l'insurrection en 1791. On comprend d'autant mieux son effacement qu'il n'était pas esclave, mais maître de nègres et de biens. Son nom apparaît pour la première fois au bas de l'adresse que les chefs noirs envoyèrent à l'Assemblée coloniale au mois de janvier 1792. Néanmoins, le général Kerverseau nous a laissé de Toussaint une image totalement différente: «Ce fut lui, affirme-t-il, qui présida l'assemblée où il fit proclamer chefs de l'insurrection, Jean-François, Biassou et quelques autres que leur taille, leur force et d'autres avantages corporels semblaient désigner pour le commandement. Pour lui faible et chétif, et connu de ses camarades sous le nom de Fatras-Bâton, il se trouvait trop honoré de la place de secrétaire de Biassou. C'est de ce poste obscur, où il se plaça lui-même, que, caché derrière le rideau, il dirigeait tous les fils de l'intrigue, organisait la révolte et préparait l'explosion» (Rapport remis au Ministre de la Marine en 1797). De qui Kerverseau tenait-il ses informations? Se contentait-il de restituer une rumeur? Ces propos ne véhiculaient-ils pas la propagande officielle du futur commandant en chef? Quoi qu'il en soit, la valeur du futur maître de la Grande île lui acquit rapidement un commandement.
Après la nouvelle de l'exécution de Louis XVI et de la déclaration de guerre de Paris à Madrid, convaincu que la division des chefs de l'insurrection nuisait à la réussite de leur entreprise, Toussaint accepta le grade de colonel dans l'armée espagnole dominicaine qui s'était jointe aux Noirs pour combattre la République française (9 juillet 1793). Il deviendra général des armées du roi et établira son quartier général à La Marmelade. Dès ce moment, il ne sera plus animé que par un seul objectif: libérer tous les Noirs de l'esclavage. La révolte primitive s'était transformée en révolution sociale. Mais l'invasion britannique, en septembre 1793, précipitera les événements. Les commissaires de la Convention Polverel et Sonthonax lui firent des propositions, qu'il rejeta d'abord; mais lorsqu'il apprit que le gouvernement français avait décrété la liberté générale de tous les esclaves (29 août 1793), il comprit le parti qu'il pourrait tirer de la situation. Il rompit aussitôt avec Biassou et se rallia avec son armée aux autorités légales de la République (5 mai 1794). A la tête de ses nombreux partisans, Toussaint écrasa les Espagnols et leur enleva plusieurs postes importants. Ce qui aurait fait dire au commissaire de la République Polverel: «Mais cet homme fait ouverture partout !» On le surnomma dès lors «Louverture».
Le général Étienne Laveaux, qui gouvernait la colonie, lui décerna un brevet de colonel le 25 mars 1795. Il sera promu au grade de général de brigade, par la Convention, peu après le traité de Bâle, le 23 juillet 1795. Cependant, Laveaux hésitait encore à l'employer. Mais en mars 1796, la ville du Cap s'étant révoltée, le général français, prisonnier des Mulâtres, fut délivré par Toussaint (27 mars). Ce qui lui valut d'être créé lieutenant au gouvernement général de la colonie (31 mars 1796), puis général de division (17 août 1796). Il deviendra dès lors l'instrument du pouvoir colonial : par ses soins tous les Noirs déposeront les armes. Les Anglais tenaient encore quelques places dans le Nord et l'Ouest, il les en chassa. La paix avec l'Espagne et l'expulsion de Jean-François achéveront de ramener le calme dans l'île. Mais après que Laveaux, élu au Conseil des Anciens, fut parti pour Paris (14 octobre 1796), le Directoire envisagea l'envoi d'une force armée pour soumettre les nègres et rétablir l'ordre colonial. Toussaint, que Sonthonax avait confirmé dans ses grades et nommé «commandant en chef de la colonie de Saint-Domingue» (15 mai 1797), répondit à ces menaces en faisant savoir au gouvernement français que, s'il avait l'intention de restaurer l'esclavage, les nègres de Saint-Domingue se défendraient à l'exemple de ceux de La Jamaïque. Après le départ (6) du commissaire Sonthonax (24 août 1797), élu aux Cinq-Cents en septembre 1796, Toussaint entreprit de négocier avec les Anglais, de recevoir des émigrés et de renforcer son armée. Il écrira au Directoire pour justifier ses mesures, et, pour détruire tout soupçon, enverra deux de ses fils étudier à Paris. Mais le Directoire, qui souhaitait avoir un représentant direct dans l'île, prit la décision d'envoyer le général Hédouville à la tête de nouveaux commissaires (27 mars 1798). Il fut fort mal accueilli: Toussaint refusa de l'admettre aux négociations qu'il entretenait avec le général anglais Maitland (avril 1798). Les Noirs, pratiqués par des agents secrets et persuadés que les commissaires en voulaient à leur indépendance, se soulevèrent au Cap (16 octobre 1798), et cette démonstration, habilement exploitée par Toussaint, contraignit Hédouville à chercher un asile sur les bâtiments en rade, qui mirent aussitôt à la voile, emportant environ quinze cents personnes de diverses conditions (23 octobre 1798).
Délivré de tout contrôle, le général noir croyait enfin toucher à la réalisation de ses projets lorsque les Mulâtres, jaloux de l'influence toujours croissante des Noirs, se réunirent sous les ordres du général Rigaud, qui était de leur couleur et commandait dans le Sud. Une guerre sans pitié éclata, et des flots de sang inondèrent à nouveau ce malheureux pays (juin 1799). Après des efforts inouïs, Toussaint était parvenu à contenir Rigaud lorsqu'une députation, composée du mulâtre Julien Raymond, du général Michel et du colonel Vincent, apporta à Saint-Domingue la nouvelle du coup d'État du 18 brumaire et remit à Toussaint sa confirmation par Bonaparte dans son grade de général en chef (juin 1800). Toussaint, qui croyait ne pas avoir besoin de cette confirmation, reçut froidement les émissaires français. Il profita néanmoins de leur ascendant passager pour repousser Rigaud jusqu'aux Cayes et le contraindre à quitter l'île (1er août 1800). Les Noirs purent désormais dominer la colonie. Débarrassé de cette dangereuse rivalité, Toussaint n'eut d'autre objectif que la réalisation de l'indépendance. Il publia d'abord un règlement, concernant le fonctionnement des plantations, que ses administrés ressentirent comme un retour à l'esclavage, parce qu'il réintroduisait le travail forcé; car pour Toussaint, l'indépendance du pays passait nécessairement par sa mise en valeur: «la culture est le soutien des gouvernements, parce qu'elle procure le commerce, l'aisance et l'abondance, qu'elle fait naître les arts et l'industrie, qu'elle occupe tous les bras» (Règlement de culture du 12 octobre 1800). Il forma ensuite le projet d'unifier l'île. A la tête d'une armée de 40.000 hommes, entouré de ses lieutenants favoris Dessalines et Christophe, il occupa la partie espagnole presque sans coup férir (26 janvier 1801). Grâce à son apparente condescendance envers le clergé catholique, les habitants de cette partie de l'île, qui contenait beaucoup de colons blancs et d'émigrés, lui devinrent aussi dévoués que les Noirs. Puis, enivré par l'enthousiasme qu'il soulevait autour de lui, il approuva une constitution (3 juillet 1801) dont le premier article le créait Gouverneur à vie (art. 28), avec le droit de se choisir un successeur (art. 30) et de nommer à tous les emplois. Enfin, il divisa l'île en six départements (loi du 6 juillet 1801) et fixa le gouvernement auprès de sa personne: tantôt au Cap, tantôt à Port-au-Prince.
Le commerce reprenait, un nouvel essor et la prospérité renaissait, lorsque les Noirs des districts du Nord, mal façonnés à l'obéissance, quittèrent tout à coup leurs ateliers, égorgèrent quelque 200 blancs, et vinrent assaillir Le Cap. Avec la rapidité de la foudre Toussaint dispersa les révoltés, et le 4 novembre 1801 fit conduire devant lui 40 prisonniers. Il en fit fusiller 13, et parmi eux son neveu par adoption le général de division Moïse (25 novembre). Les autres conspirateurs furent jetés en prison et un désarmement général assura le calme. Ce fut alors que Toussaint écrivait, dit-on, en tête de ses missives à Bonaparte: «Le premier des Noirs au premier des Blancs» (quoique cette suscription soit rapportée par plusieurs biographes sérieux, rien n'atteste cependant qu'elle ait jamais figuré sur une dépêche officielle). Dans l'exercice du pouvoir Toussaint montra une très grande habileté: pour définitivement rallier les Blancs à sa cause, il rappela les émigrés, et déclara que la religion catholique était celle de l'État (au détriment du culte vaudou); pour prévenir une nouvelle insurrection, il publia une violente proclamation, qui soulignait les devoirs de la population et les obligations de son gouvernement (26 novembre 1801); sous le titre modeste de règlement il édicta des mesures très sévères pour la répression du vice, de la révolte, des aventuriers, etc. Sachant ce que peuvent des dehors pompeux sur la plupart des hommes, il fit régner à sa cour une étiquette rigoureuse. La gravité de son maintien, son regard observateur, tenaient les Noirs dans la crainte et le respect et en imposaient aux Blancs eux-mêmes. Aussi sévère sur l'étiquette de la cour qu'eût pu l'être un roi européen, il réprimait avec violence ceux qui s'en écartaient. Au milieu de son brillant entourage il affectait une simplicité remarquable, et ne portait habituellement que le petit uniforme d'officier d'état-major. Tout ce qui l'entourait vivait dans la profusion et la splendeur; lui seul poussait la sobriété jusqu'à l'abstinence. C'est ainsi qu'il entretenait la vigueur de sa santé, car chez lui l'énergie de l'âme était soutenue par un corps de fer. Souvent il faisait à cheval cinquante lieues sans s'arrêter et ne dormait que deux heures; il semblait que l'ambition, source de toutes ses actions, fût aussi le soutien de son existence. Il n'avait point de confident, et personne ne connaissait ni ses desseins ni ses démarches. Lorsqu'on le croyait à Port-au-Prince, il était aux Cayes, au Cap, ou à Saint-Marc. Le mystère qui enveloppait toutes ses actions lui sauva la vie en plusieurs occasions. La discipline la plus sévère régnait dans son armée. Les soldats le considéraient comme un être d'une nature supérieure, les officiers et le terrible Dessalines lui-même tremblaient en sa présence.
Cependant la fin de la domination de Toussaint approchait: les préliminaires de Londres, entre la France et l'Angleterre, qui aboutiront à la paix d'Amiens, le 25 mars 1802, venaient d'être signés (18 octobre 1801). Bonaparte, plus tranquille sur le continent, envoya deux forces expéditionnaires: l'une à Saint-Domingue (7) sous les ordres du général Leclerc, son beau-frère (le mari de Pauline), l'autre en Guadeloupe commandée par Antoine Richepanse. Au général Leclerc il donna le commandement d'une flotte de cinquante-quatre navires, portant de nombreuses troupes de débarquement, avec l'ordre formel de «faire respecter la souveraineté du peuple français» (18 novembre 1801); et en même temps il lui confia les enfants de Toussaint avec une lettre pour leur père. Dans cette lettre le premier consul assurait Toussaint de son estime et louait sa conduite antérieure. «Si le pavillon français, disait-il, flotte encore sur Saint-Domingue, c'est à vous et à vos braves noirs qu'il le doit; appelé par vos talents et la force des circonstances au premier commandement, vous avez détruit la guerre civile, remis en honneur la religion et le culte de Dieu, de qui tout émane; la constitution que vous avez faite renferme beaucoup de bonnes choses, mais elle en contient aussi qui sont contraires à la dignité et à la souveraineté du peuple français.» Il le rassurait ensuite sur la liberté des Noirs, l'invitait formellement à reconnaître la mission de Leclerc, et le rendait responsable de la résistance qu'il opposerait à ses armes. Parti de Brest en décembre 1801 Leclerc se trouva en vue du Cap Français le 29 janvier suivant. Cependant, Toussaint n'était nullement disposé à renoncer au pouvoir suprême pour se confondre dans la foule des généraux de division républicains. Aussi envoya-t-il son général Christophe au-devant de l'aide-de-camp Lebrun, qui lui était adressé comme parlementaire, pour notifier à Leclerc et à l'amiral Villaret «qu'eussent-ils cent vaisseaux et cent mille hommes ils n'entreraient point en ville, et que la terre brûlerait avant que l'escadre n'entrât en rade.» Le débarquement s'opéra néanmoins: Le Cap fut incendié et tous les Noirs furent appelés à l'insurrection (7 février). Malgré ces premiers excès, Leclerc envoya à Toussaint ses trois enfants avec leur gouverneur Coisnon (directeur du collège de La Marche, où s'élevaient alors les enfants des colons). Porteurs de la lettre du Premier consul ils joignirent leur père à Ennery le 7 février. Toussaint, dont les forces se réduisaient à trois demi-brigades, par suite de la défection du général noir Clairveaux et de la défaite de Dessalines, repoussa néanmoins tout accomodement, et renvoya ses enfants au Cap, après avoir enfoui ses trésors dans les mornes du Cahos. Quelques jours plus tard, Leclerc tenta une nouvelle démarche par la même voie: elle fut également infructueuse. Toussaint donna cette fois le choix à ses fils, entre lui et la France: l'aîné, Isaac, rentra au camp français; le second prit les armes pour son père, qui, ayant continué les hostilités, fut aussitôt mis hors la loi (17 février). Une guerre terrible s'engagea alors. Les belligérants s'y montrèrent sans pitié. Mais après la soumission de Christophe et de Dessalines, Toussaint se trouva dans l'obligation d'offrir sa reddition. Il fut autorisé à se retirer sur l'une de ses plantations: il choisit celle qui se trouve à proximité du bourg d'Ennery, dans l'ouest de l'île, non loin de la côte (2 mai). Puis arriva l'époque de la fièvre jaune, cette terrible maladie qui moissonna l'armée expéditionnaire (8). On comprit alors le sens d'un mot de Toussaint: «Moi compter sur La Providence!» C'était le nom du cimetière du Cap (rapporté par Alfred de Lacaze, in Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours (..), sous la direction de M. le Dr HOEFER, Paris, 1860, t. 32, p. 43). De sourdes agitations et des rassemblements recommençaient de toutes parts. Des lettres interceptées ne laissèrent pas douter que Toussaint ne fût en relation avec les mécontents (27 mai). Son arrestation fut résolue, mais la méfiance du chef noir était telle qu'on eut recours à la trahison pour s'en emparer. Le général Brunet l'invita à son quartier général pour y conférer sur la situation générale du pays. Mais l'astucieux Toussaint, cette fois, fut la dupe de son amour-propre: «ces messieurs blancs, qui savent tout, lanca-t-il, sont forcés de consulter le vieux nègre». Après s'être présenté au camp français, le 7 juin, il fut aussitôt arrêté, puis jeté à bord de la frégate La Créole pour être conduit au Cap (9). Il sera envoyé en France sur le bâtiment Le Héros avec sa femme Suzanne, ses fils Placide, Isaac et Saint-Jean, ses belles-filles Victoire Tuzac et Louise Catherine Chancy (1782-1871). Arrivé à Brest, le 12 juillet 1802, il fut d'abord enfermé à Paris, à la prison du Temple, puis, sur l'ordre du Premier consul (10), au fort de Joux (Doubs) le 23 août. En septembre, Bonaparte chargea le général Caffarelli (11) d'interroger le prisonnier sur sa politique internationale et «d'obtenir des renseignements sur l'existence de ses trésors». Les deux hommes s'entretiendront à quatre reprises, du 15 au 28 septembre. Mais plutôt que d'envisager un procès, le pouvoir central préféra laisser Toussaint croupir en prison. Il subit un régime pénitenciaire qui visait à le briser, à l'anéantir physiquement et moralement. Vexations, humiliations, brimades eurent raison de sa santé. «La composition des nègres ne ressemblant en rien à celle des Européens, expliquait son geôlier (12), je me dispense de lui donner ni médecin ni chirurgien qui lui serait inutile». Le 7 avril 1803 (17 germinal an XI), à onze heures et demie, le chef de bataillon Amiot, gouverneur du fort de Joux, le trouva mort dans sa cellule, assis «sur une chaise, près du feu, la tête appuyée contre la cheminée, le bras droit pendant..». Peu de jours auparavant, le chef noir lui avait avoué avoir fait enterrer quinze millions dans les mornes, et il s'occupait de dresser d'après ses souvenirs le plan des lieux où ce trésor était enfoui quand la mort le frappa. A cette époque, d'aucuns pensèrent que le poison avait hâté la fin de ses jours. Mais on n'a jamais eu la preuve de ce fait (13). Toussaint fut inhumé dans l'enceinte du fort (14). Sa famille dut alors fixer sa résidence à Agen. Son troisième fils y mourra de langueur, et sa femme y expirera en 1816. Son fils Isaac décédera à Bordeaux le 26 septembre 1853 (d'après une généalogie détaillée de la famille Chancy, aimablement fournie par l'auteur, Monsieur Jacques PETIT, le 26 janvier 2001). Napoléon, à Sainte-Hélène, se reprochera de s'être laissé entraîner par ses ministres et par les «criailleries des colons». Il regrettera de n'avoir pas gouverné la colonie «par l'intermédiaire de Toussaint», car, dira-t-il, ce «n'était pas un homme sans mérite». Ce qui n'eut pas été impossible car Toussaint, au contraire de Dessalines, ne recherchait pas une rupture totale avec la France. Il envisageait, pour autant qu'on puisse le savoir, une solution proche de ce que sera plus tard le statut de dominion dans l'Empire britannique: une quasi-indépendance de fait sous son autorité, avec maintien formel de la colonie dans le cadre constitutionnel français et rapports économiques privilégiés, mais non exclusifs, avec la métropole.
«Cet homme fut une nation», devait dire à juste titre Lamartine. Il avait entrepris le rétablissement de Saint-Domingue et il aurait fini par édifier un pays équilibré. Aucun de ses successeurs ne l'égala.
Le 25 mars 1983, le gouvernement français remettra une urne contenant ses restes mortels au gouvernement haïtien.
Sources : KERVERSEAU & LEBORGNE, Rapport fait au gouvernement sur les troubles du département du Sud, au mois de fructidor an IV; Pamphile de LACROIX, Mémoires pour servir à l'histoire de la Révolution de Saint-Domingue, 2 vol., Paris, 1819; Alfred de LACAZE in Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours (..), sous la direction de M. le Dr HOEFER, Paris, Firmin Didot Frères, 1860, t. 32, pp. 38-44; E. REGNARD in Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours.., sous la direction de M. le Dr HOEFER, Paris, Firmin Didot Frères, 1865, t. 44, pp. 184-185; GRAGNON-LACOSTE, Toussaint Louverture, Général en chef de l'armée de Saint-Domingue, surnommé le Premier des Noirs, Paris et Bordeaux, 1877, 402 p.; Victor SCHOELCHER, Vie de Toussaint Louverture, Paris, Paul Ollendorf, 1889, 455 p.; Pauleus SANNON, Histoire de Toussaint-Louverture, 3 vol., Port-au-Prince, 1920-1933; Cyril L.R. JAMES, Les Jacobins noirs: Toussaint-Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Gallimard, 1949 (rééd. aux Éditions Caribéennes, Paris, 1984, XXVIII-375 p., coll. Précurseurs noirs); Aimé CÉSAIRE, Toussaint-Louverture. La Révolution française et le problème colonial, 1960; G. DEBIEN, «Les vues de deux colons de Saint-Domingue sur Toussaint Louverture (octobre 1797-février 1800)», Note d'Histoire coloniale, n° 149; G. DEBIEN, M.-A. MENIER et J. FOUCHARD, «Toussaint Louverture avant 1789. Légendes et réalités», Note d'Histoire coloniale, n° 134, 1977; Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture. De l'esclavage au pouvoir, Paris, 1979; Dictionnaire d'Histoire de France, Librairie Académique Perrin, Paris, 1981, à l'article Toussaint-Louverture; L'état de la France pendant la Révolution (1789-1799), sous la direction de Michel Vovelle, éd. La découverte, Paris, 1988, pp. 444-446; Jean-Marcel CHAMPION, notice biographique consacrée à Toussaint-Louverture dans le Dictionnaire Napoléon, publié sous la direction de Jean Tulard, Fayard, 1989, pp. 1645-1646; Pierre PLUCHON, «Toussaint Louverture d'après le général de Kerverseau», in Revue française d'histoire d'outre-mer, 1989; Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture. Un révolutionnaire noir d'Ancien Régime, Fayard, 1989, 654 p.; Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, t. 1, Le premier empire colonial, des origines à la Restauration, Fayard, 1991, 1114 p; Jacques PETIT, Généalogie de la Famille Chancy (tenant son nom des Langlois de Chancy, famille ayant donné des officiers de marine, originaire de Champcey près d'Avranches) , 8 janvier 2000. ___________________________________
(1) Son père Hippolyte Gaou se déclarait fils d'un roi africain, nommé Gaou-Guinou, et disait avoir été enlevé par une tribu ennemie, puis vendu à des Arabes, qui l'auraient ensuite revendu à des blancs (Cf. Alfred de LACAZE, in Nouvelle biographie générale.., op. cit., p. 38). (2) C'est-à-dire «le contrefait» (le difforme). (3) Toussaint mesurait 1 mètre 63. (4) L'habitation Bréda, située à proximité du Cap-Français, n'appartenait pas à Baillon de Libertat; elle faisait partie d'un ensemble de plantations, que le comte de Noé, leur propriétaire, avait réunies en indivision, afin d'assurer des revenus réguliers et équitables à ses trois filles. Libertat n'occupa qu'un temps les fonctions de gérant, et seulement pour une fraction de ces terres. On ignore donc de qui Toussaint fut juridiquement l'esclave: du gérant ou du planteur (Cf. Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture.., op. cit., p. 57). (5) Alfred de LACAZE rapporte qu'une punition rigoureuse ayant conduit Toussaint à fuir ses premiers maîtres, un capitaine de la marine marchande française nommé Bailly l'acheta pour en faire son cocher. Et d'ajouter: «Il lui fit apprendre à lire, et reconnaissant sa probité et son humanité, il le créa commandeur de ses établissement». C'est ainsi, explique Alfred de LACAZE, qu'il pu lire, dans l'Histoire philosophique des deux Indes de l'abbé Raynal, «qu'un jour un noir paraîtrait avec mission de venger sa race outragée» (Cf. Alfred de LACAZE, in Nouvelle biographie générale.., op. cit., pp. 38-39). Mais ce récit fantaisiste est aujourd'hui contredit par les biographes de Toussaint, qui ont établi qu'en 1779 il ne savait encore ni lire ni écrire (Cf. G. DEBIEN, M.-A. MENIER et J. FOUCHARD, «Toussaint Louverture avant 1789..», op. cit.; Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture.., op. cit., p. 57). D'après une autre source, il aurait reçu une certaine instruction de son parrain, l'affranchi Pierre-Baptiste. Ce qui tendrait à expliquer que l'orthographe de Toussaint resta phonétique; ainsi qu'en témoigne le post-scriptum manuscrit d'un mémoire qu'il adressa à Bonaparte en 1802 après son emprisonnement au fort de Joux: «Premire Consul, père de toute les militre, defenseur des innosant, juige intègre, prononcé donc, sure un homme qui e plus mal heure que couppable..» (Cf. Jean-Marcel CHAMPION, notice biographique consacrée à Toussaint-Louverture dans le Dictionnaire Napoléon, op. cit., p. 1645). (6) Toussaint, d'après E. Regnard, aurait d'abord contraint Sonthonax (1763-1813) à lui abandonner le commandement des troupes de la colonie (Cf. E. REGNARD in Nouvelle biographie générale.., op. cit., pp. 184-185). Ensuite, après avoir massé un gros corps de cavalerie devant la ville du Cap, il se serait emparé de Sonthonax et l'aurait embarqué pour la France (Cf. Alfred de LACAZE in Nouvelle biographie générale.., op. cit., p. 40). Toussaint accusait Sonthonax d'attentats à l'ordre et de menées séparatistes (Cf. Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture.., op. cit., p. 608). (7) Le Premier consul entendait reprendre le contrôle absolu de la colonie, en déporter les chefs noirs et y restaurer l'ordre colonial. Les propriétaires nobles, privés de leurs biens en France par la Révolution, retrouveraient leurs habitations de Saint-Domingue. Au-delà, Bonaparte envisageait la création d'une Amérique française à partir de la grande île et de la Louisiane (celle-ci sera vendue aux États-Unis, et sa population française abandonnée, après l'échec à Saint-Domingue). Dès les derniers jours de janvier 1802, 40 vaisseaux, 27 frégates, 17 corvettes et autres bâtiments débarquaient à Saint-Domingue un premier contingent de 25.000 hommes sous les ordres du beau-frère de Bonaparte, secondé par 13 généraux de division, 27 généraux de brigade et une foule d'officiers. Il s'ensuivit, jusqu'à la chute du Cap le 19 novembre 1803, une guerre meurtrière, marquée de cruautés inouïes et de massacres massifs. Les Anglo-Saxons contribuèrent largement à armer les troupes noires. «Ce sont les États-Unis, écrivait Leclerc au Ministre de la Marine le 9 février 1802, qui ont apporté ici les fusils, les canons, la poudre et toutes les munitions de guerre Ce sont eux qui ont excité Toussaint à la défense, je suis intimement convaincu que les Américains ont formé le plan d'engager à l'indépendance toutes les Antilles parce qu'ils espéraient en avoir le commerce exclusif, comme ils ont eu celui de Saint-Domingue» (Cité dans Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture, de l'esclavage au pouvoir, Paris, l'École, 1979, p. 196). Les Anglais, pour leur part, poursuivaient un double but: pousser Toussaint à se rendre indépendant de la France et supplanter celle-ci dans le commerce de Saint-Domingue; épuiser Noirs et Mulâtres les uns contre les autres pour écarter toute menace à l'encontre de leurs propres colonies. Aussi Toussaint refusa-t-il d'accorder le commerce exclusif de l'île aux Britanniques. Son projet était probablement de former une confédération commerciale des Antilles (Cf. CABON, Histoire d'Haïti, Port-au-Prince, 1937, t. IV, La Révolution 1798-1804, p. 124). Au total, la Révolution de Saint-Domingue aura tué 45.000 soldats britanniques (pendant leur occupation, fin 1793-août 1798), 46.000 soldats français, 10.000 colons. Quant aux «non-Blancs», un tiers des quelque 530.000 esclaves et Libres de 1789 aura sans doute disparu en 1804 (Cf. GRAGNON-LACOSTE, Toussaint-Louverture, Général en chef.., op. cit, p. 202). (8) D'après le général Pamphile de Lacroix, 20.651 soldats périrent de la maladie pendant le commandement du capitaine-général Leclerc (Cf. Pamphile de LACROIX, Mémoires pour servir à l'histoire de la Révolution de Saint-Domingue, op. cit.). (9) Embarqué sur la frégate La Créole, Toussaint prédit au chef de division Jean Savary «En me renversant, on n'a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté des nègres; il repoussera par les racines, parce qu'elles sont profondes et nombreuses». En effet, Leclerc mourut de la fièvre jaune, le 2 novembre 1802, sans avoir pu suivre les instructions de Bonaparte qui lui enjoignaient, après l'occupation des ports et des places, de capturer les meneurs nègres et de rétablir l'Exclusif. Son successeur, Rochambeau, n'arrivera pas à contenir les insurgés, qui combattaient au cri de «la liberté ou la mort». (10) Le 23 juillet 1802, le Premier consul prit un arrêté: «Le nommé Toussaint Louverture sera transféré et gardé prisonnier au fort de Joux. Il sera tenu au secret, sans pouvoir écrire ou communiquer avec aucune personne que son domestique». (11) Après s'être distingué durant les guerres de l'Empire, le général François Marie Auguste Caffarelli (1766-1849) a été nommé pair de France en 1831. Son nom figure sur l'arc de triomphe de l'Étoile (Voyez la Notice historique sur le général Auguste Caffarelli, dans le Moniteur du 4 décembre 1849). (12) Rapport de Baille, son geôlier, en date du 30 octobre 1802. (13) En fait, il était impossible que Toussaint résista longtemps à la température glaciale des casemates qu'il habitait. D'après le général François Marie Auguste Caffarelli, sa prison était «froide, saine et très sûre». (14) Les restes mortuaires de Toussaint Louverture, de son fils Isaac et de sa belle-fille Louise Chancy, auraient été transférés le 13 mars 1866 dans une concession acquise par Proper Gragnon-Lacoste au cimetière de La Chartreuse de Bordeaux (Toussaint-Louverture, Général en chef.., op. cit, pp. 385, 399). Il s'agit probablement de la concession située dans la 29ème série, n° 68 bis, côté E (Cf. Jacques PETIT, Généalogie de la famille Chancy). |
Toussaint L'Ouverture Discours de Wendell Phillips Décembre 1861, à New York et à Boston Traduction par le Docteur Letances
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